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L’ancienne cité d’Abrinca se dressait en haut d’une colline aux pentes douces exposée aux vents marins. L’océan tout proche imprégnait l’air de son odeur iodée. La ville dominait une vallée où serpentaient deux rivières capricieuses qu’Azilis et Kian franchirent sur des ponts de barques. Une fois la voie romaine rejointe, ils alternèrent trot et galop sans s’accorder aucune halte, sans échanger le moindre mot. Ils furent presque les derniers à passer les portes de la ville avant qu’elles ne ferment pour la nuit. La domus de Sextus Cogles se trouvait dans une rue parallèle au forum.
— Je suis la sœur de Ninian, un frère du monastère du mont Tumba, dit Azilis au serviteur qui leur ouvrit, une torche à la main. Je désire rencontrer ton maître immédiatement. Va m’annoncer.
L’homme ne bougea pas. La jeune fille se rendit soudain compte de l’aspect inquiétant qu’ils devaient présenter. Elle était vêtue en homme et couverte de poussière tandis que Kian, sale et effrayant avec son baudrier de cuir, ses épées et son arc, avait tout d’un guerrier barbare.
Azilis sortit le parchemin de son aumônière.
— Montre ceci à Sextus Cogles. C’est une lettre de mon frère qui lui demande de nous apporter son aide.
Elle ajouta en désignant l’affranchi :
— J’ai une longue route à faire et Kian assure ma protection.
— Je te prie de patienter, domna, je vais prévenir mon maître.
L’esclave referma la porte sur eux. Quelques instants plus tard, ils pénétraient dans la domus pendant qu’on s’occupait de leurs chevaux. Ils suivirent l’esclave dans le péristyle qui entourait le jardin. Le chant du rossignol s’éleva d’un vieux pommier aux branches torves planté près de la fontaine centrale. Azilis s’arrêta, ferma les yeux. Ce jardin lui rappelait celui de la domus de son père à Condate. La sage ordonnance des piliers, le parfum de la lavande et des roses, le claquement des sandales sur le sol de marbre… Y aurait-il ici aussi une cuisinière égyptienne qui préparait pour les enfants des gâteaux sucrés aux épices ? Allait-elle trouver Paulina, sa vieille nourrice, qui la gronderait d’être restée dehors si tard ?
Des rires étouffés s’échappaient de la cuisine où se préparait le dîner. C’était une soirée paisible comme elle en avait connu tant. Bruits, images et odeurs la replongeaient d’un coup dans le bonheur de son enfance. Elle se défendit contre la nostalgie violente qui la gagnait.
Elle rattrapa Kian et le serviteur sous le péristyle. On les conduisit dans une salle chaleureuse aux murs peints d’ocre et de jaune. Bien que la nuit fût tiède, un feu brûlait dans un brasero, la rendant plus accueillante encore. Une banquette occupait le mur de gauche et, sur une petite table, un jeu de dames attendait qu’on poursuive une partie. Un vieil homme replet assis à un bureau en désordre les considéra d’un œil interrogateur à leur arrivée. Il se leva avec une grimace de douleur et leur déclara d’un ton affable :
— Cette lettre de frère Ninian m’apprend que sa sœur jumelle a besoin de mon aide. Que puis-je faire pour toi, Niniane Sennia ?
Azilis eut une pensée émue pour Ninian qui avait pensé à la présenter sous le nom qu’elle désirait désormais porter.
— Je te remercie de nous recevoir si tard, Sextus Cogles. Je dois me rendre en Bretagne. Mon père est mort il y a une semaine et je veux rejoindre mon frère aîné, Caius Sennius, qui se trouve à Venta Belgarum, auprès du roi Ambrosius Aurelianus. Kian, qui était capitaine des gardes de mon père, m’accompagne pour me protéger.
Leur hôte fronça les sourcils.
— Même accompagnée d’un solide guerrier, cela reste un voyage périlleux, Niniane Sennia.
— Je le sais mais je suis déterminée. Penses-tu pouvoir nous assurer le passage vers la Bretagne ? J’ai de quoi payer.
Sextus Cogles se frotta le menton sans répondre. Il détaillait d’un air songeur les deux personnes qui lui faisaient face. Azilis soutint l’inquisition sans ciller, luttant pour ne rien laisser paraître de son épuisement. Elle retint un soupir de soulagement quand il dit enfin :
— Asseyez-vous, je vous en prie. Vous n’avez pas dîné ? Je vais demander qu’on ajoute deux couverts à ma table.
Ils prirent place sur la banquette pendant que Sextus appelait l’esclave qui leur avait ouvert pour donner ses ordres. Kian, très droit, gardait les yeux fixés sur ses mains qui reposaient sur ses genoux. Il paraissait trop grand, trop imposant, pour cette petite pièce. Ses armes l’encombraient, incongrues dans ce décor paisible et confortable. Azilis devina que son attitude rigide masquait sa timidité. Il n’avait jamais pénétré dans une domus et n’avait que rarement franchi le seuil de la pars urbana.
Sextus Cogles s’éclaircit la gorge :
— J’ai repris il y a peu les échanges avec l’île de Bretagne. L’un de mes bateaux quittera Coriallo dans une dizaine de jours. Il part chargé d’amphores d’huile et de vin puis revient avec une cargaison de peaux de moutons. Les routes sont plus sûres depuis que les chefs de clans ont juré fidélité à Ambrosius, les Saxons sont maintenus dans leurs frontières à l’est. Cependant il ne contrôle pas les mers qui restent sillonnées par les pirates scots et saxons. Dieu a bien voulu épargner mes navires jusqu’à ce jour. Cependant si le malheur voulait que mon bateau soit pris avec vous à son bord, vous n’auriez le choix qu’entre l’esclavage et la mort.
Azilis hocha la tête.
— Nous le savons.
— Bien. Alors je vous confierai une lettre à remettre à mon capitaine. Pour ma part, je ne suis pas en mesure de m’embarquer. Mon âge ne me le permet plus… Mais je suis heureux de vous accueillir chez moi. Je vais vous faire préparer des chambres. Sans doute voudrez-vous vous changer et vous rafraîchir avant le dîner ?
* * *
Azilis et Kian quittèrent la pièce. Tout était si simple, si facile, qu’elle eut soudain peur d’être tombée dans un piège. C’était absurde. Leur hôte ne connaissait pas Marcus et ignorait qu’on les recherchait. Elle devait lui accorder sa confiance.
On leur donna chacun une chambre. Après une rapide toilette, Azilis enfila une des tuniques brodées qu’elle avait emportées. Même froissée elle restait plus élégante que ses poussiéreux vêtements d’homme. Elle ferma la tunique d’une fibule d’or ornée de grenats. Elle voulait faire honneur à Sextus Cogles et lui montrer qu’elle saurait payer la traversée. Enfin, elle coiffa ses cheveux en arrière et les couvrit d’un voile de soie retenu par deux épingles d’ivoire. Elle rejoignit Kian dans la chambre adjacente. Il avait ôté ses armes et était assis en tailleur sur son lit.
— Tu es prêt pour le repas ? demanda-t-elle.
— Non, répliqua-t-il sans la regarder. Je n’ai pas d’autres vêtements que ceux que je porte.
— Ils suffiront pour ce soir. Nous t’en chercherons d’autres demain.
— Je peux manger à la cuisine. Je peux dormir à l’écurie aussi.
Elle s’approcha, pensa un instant s’asseoir auprès de lui puis renonça.
Depuis Condate, il persistait entre eux une tension que la mort d’Aneurin n’avait pas effacée. Elle avait été trop malheureuse, trop bouleversée, pour prendre le temps d’y penser. Mais elle était consciente de cette gêne et cela la troublait.
— Pourquoi ne dormirais-tu pas dans cette chambre ? l’interrogea-t-elle. Tu n’es plus un esclave.
— Ça ne change rien. Je ne saurai pas me comporter.
— Bien sûr que si ! Sextus Cogles ne se doutera de rien. Et personne ne connaîtra ton passé en Bretagne, Kian. Tu commences une nouvelle vie – comme moi. Tu es un guerrier chargé de porter Kaledvour au Haut Roi des Bretons ! Oublie que tu as été esclave et personne ne le saura.
— Si, toi, murmura-t-il.
— Ce sera un autre de nos secrets… Allez, viens ! Nous ne pouvons plus faire attendre notre hôte.
— Je viens… domna.
Elle se figea, prête à s’enflammer. Mais il lui lançait un regard si morne qu’elle ne répondit rien.